ll en a fallu peu, juste un
sautillement de rien du tout, un effort minime, à chaud... Rien de
bien particulier et pourtant j'ai senti un craquement important, le
tendon a sans doute lâché, je me suis roulé par terre, par réflexe
et en souplesse. Je n'avais pas encore mal, j'avais déjà peur.
Du froid, appliquer tout plein de
froid. L'impression que le sol était en pente sous le pied gauche.
Rester assis, ne pas forcer, attendre le départ aux urgences.
Les urgences, c'est un lieu particulier
où la misère du monde se normalise : papiers, formalités d'entrée,
salle d'attente où on vient s'enquérir de votre souci bien avant de
vous permettre de passer la double porte d'accès aux services.
Quelques personnes patientent dans ce couloir : un basketteur partage
avec moi des soucis vis à vis d'Achille, deux personnes attendent
des patients déjà pris en charge et dont je ne saurai rien, une
dame vieille à faire pitié est poussée sur son lit vers les
services internes, quelques soignants passent de temps en temps, le
temps s'étire.
C'est mon tour, j'ai droit au chariot
que je n'avais pas pris tout à l'heure. C'est la première fois
qu'on me roule jusqu'à un box dans lequel je vais attendre ma
première consultation. Attendre... Aux urgences, le personnel avait
déjà des tâches à gérer ; d'autres patients présentaient sans
doute des pathologies plus urgentes. Attendre dans cette salle
carrelée où quelques emplâtres s'essaient à cacher l'usure du
temps et les traces des divers appareils qui se sont succédés ici.
Un radiateur a disparu, il n'en reste que les tuyaux d'eau chaude
maintenant obturés. L'interne me palpe le mollet et m'envoie à
l'échographie.
Attendre l'infirmier qui va me
véhiculer... Mais l'infirmier attend qu'une machine soit libre.
Alors je patiente puis, une fois à l'échographie, j'attendrai
encore parce que la machine sans opérateur ne sert qu'à occuper mon
regard désœuvré. Attendre...
Attendre à nouveau dans le box de mon
arrivée le retour de l'interne qui n'a sans doute pas que ça à
faire. J'échange quelques messages sur mon téléphone et j'attends
la docteure qui vient enfin. Elle a contacté un orthopédiste :
l'opération n'est pas pour maintenant. Ici, ce sera un plâtre
d'immobilisation pour ce soir. Et demain, il faudra prendre un
rendez-vous rapidement pour voir un orthopédiste et décider de la
marche à suivre. J'attends qu'on me fasse mon plâtre.
J'ai le pied immobilisé en pointe, un
drap autour des reins pour un peu de pudeur, et N. qui m'a attendu
pour me remonter à la maison. Il est deux heures, il fait froid, je
suis sorti.
Le plâtre est lourd ; il va falloir
apprendre à dormir malgré cette excroissance rigide. Attendre
demain pour prendre des rendez-vous, demander son avis à Manu,
s'organiser, patienter...
Mardi, après quelques ratés, ça
prend forme : rendez-vous pour la radio de la cheville et
l'anesthésie mercredi après-midi ; la consultation et l'opération
devraient avoir lieu vendredi en début de matinée.
Et justement, mercredi après-midi,
j'attends... Ce n'est pas tout à fait vrai : d'abord, je cherche à
comprendre. Ici, on passe à l'accueil sitôt passée la double porte
d'entrée vitrée. Il faut ensuite prendre un ticket à la machine
voisine (très bel écran tactile, grand ticket numéroté, utilité
peut-être discutable ?), découvrir que la salle d'attente de la
radio, voisine de celle des urgences, est intégrée au hall d'entrée
dont elle est séparée par ce qui est qualifié pompeusement de
paravent. Ah ! Il faut passer au secrétariat du service. C'est le
même que celui des urgences. J'attends.
Un opérateur vient me chercher,
aimable mais interrogatif : je n'ai pas d'ordonnance. Comment savoir
s'il faut me faire une radio de la cheville ou des poumons ?
J'attends la réponse qu'il va chercher plus loin.
La consultation auprès de
l'anesthésiste est au premier étage, accessible par l'ascenseur
bleu. Il a fallu d'abord passer par le secrétariat. Arrivés sur le
palier, nous sommes accueillis par le sourire d'une infirmière qui
nous confie une liasse de papiers à lire ou renseigner et des
explications. Je vais dans la salle d'attente cocher par ci,
renseigner par là, avec le stylo prêté. Pas de chance,
l'anesthésiste est pris par une urgence. Il reviendra plus tard.
Nous attendons.
Sympathique, l'anesthésiste. Ce n'est
pas lui qui participera à mon opération mais il m'explique bien ce
qui m'attend, m'ausculte un peu. C'est rapide. Il suffisait d'arriver
jusqu'ici. Le cabinet est un peu vieillot : mobilier fatigué,
décoration fanée, ordinateur ancien posé sur un coin du bureau.
L'anesthésiste consulte son planning sur son smartphone ; voilà qui
donne une touche de modernité à l'ensemble.
Le manque de moyens de l'hôpital
public semble se confirmer à l'usage, et c'est d'autant plus
remarquable quand de vastes calicots proclament la grève de ces
personnels qui font leur boulot sans interruption. Tous ne courent
pas et certains ne sont pas plus aimables que ça, mais il me semble
qu'on rencontre en général des gens concernés, serviables, et
malheureusement habitués à tous ces retards, ces pesanteurs,
obligés de faire avec cette économie de moyens ; c'est une société
avec ses codes, ses règles, ses habitudes...
le fonctionnement est huilé. On me
téléphone jeudi pour vérifier les préparatifs : je devrai venir
un peu plus tôt, faire les papiers d'admission avant la visite pré
opératoire. Je me serai lavé à la bétadine la veille et le matin,
quelqu'un se chargera de l'épilation locale. J'espère que ce
quelqu'un fera aussi un nettoyage local parce que le plâtre n'aura
pas été concerné par ma douche au désinfectant. Qu'est-ce que ça
fait du bien de se dire que je ressortirai le soir même !
Même pas le soir ! Vendredi, autour de
midi, mais en jouant un peu des coudes : cette sortie ne
correspondait pas à la routine du service de chirurgie où j'ai
attendu avant et après l'opération. Il aurait été normal que je
prenne un lit et que j'attende la visite du chirurgien dans
l'après-midi. Nous avons fini par nous mettre d'accord avec
l'infirmière, après un bref moment un peu plus tendu. Je ne leur
voulais pourtant pas de mal, après les avoir vues très occupées
dans leur service. Elles ne ménagent pas leur peine. J'ai évité de
salir un lit. Il sera de toutes manières occupé très rapidement.
Quand nous sommes arrivés tôt, le
matin, il n'y avait pas de place. Je me suis préparé dans la salle
de bains après une attente raisonnable et l'ablation du plâtre dans
le hall d'accueil du service. Le chirurgien passe, jeune, décidé,
avenant. Confort moyen, service tendu, personnel sympathique...
Dans le bloc, l'ambiance est plus
tranquille. Je crois deviner que les gens d'ici sont moins tendus,
ont davantage de temps. Ils sont deux à s'occuper de moi pour
m'anesthésier cette jambe. Je guette la progression de l'aiguille
dans les chairs et sur l'écran ainsi que les explications de
l'anesthésiste. Nous sommes deux patients dans cette salle, l'autre
est plus jeune, a reçu des éclats de ferraille dans la cuisse, aura
droit à une anesthésie générale qui m'est épargnée.
Moi, c'est du local. L'anesthésiste
m'avait prévenu : il peut rester des sensibilités et je peux opter
à tout moment pour l'anesthésie générale. Eh bien là, à la
découpe (on parle d'incision), en haut, ça pique. Il s'y mettent à
deux pour me proposer à nouveau l'injection endormante. Je tiens un
moment de plus... Respirer, respirer... La peau est sensible et la
couture entre muscle et tendon indolore. Ça fait du bien quand ça
s'arrête. J'aurai un autre moment un peu difficile à la fermeture
(on parle ici de suture). J'ai bien senti les points mais oublié de
les compter.
Ils m'empêchent de regarder, je ne
vois rien. D'abord je suis sur le ventre et puis un grand drap vert
occulte mon champ de vision. Heureusement, l'anesthésiste m'informe
de temps en temps de l'avancée des travaux. Tout se passe bien, tout
se sera bien passé.
Le chirurgien viendra me le confirmer
en me donnant tous les papiers. Avec l'anesthésiste, ils m'indiquent
que je peux sortir dès maintenant. Dans mon esprit, je comprends que
je remonte m'habiller dans le service de chirurgie et que j'appelle
N. pour qu'elle vienne me chercher.
Une précipitation peu goûtée en haut
où on aurait préféré me garder à manger et en observation
jusqu'au début d'après-midi au moins. Non merci, je pars. C'était
bien chez vous, et franchement, vous êtes l'âme de cet hôpital. Je
ne veux pas vous embêter. Au contraire, je laisse le lit, le repas,
je vous débarrasse le plancher ; vous avez assez à faire. On se
comprend et on se quitte souriants. J'ai envie de leur offrir des
chocolats.
Retour à la maison pour un déjeuner
bienvenu et une petite sieste. Le pied est encore un bout de bois
mort que je trimbale au bout de la jambe gauche. Douleur,
sensibilité, motricité, je n'ai à peu près rien de tout ça. La
douleur devrait se réveiller bientôt mais nous sommes parés après
un passage à la pharmacie. Quelle chance nous avons de pouvoir être
soignés ainsi.
Il fait beau dehors. Quelques amis
téléphonent. Ça fait du bien. Le soir, l'infirmier râle un peu.
J'ai changé de piqûres quotidiennes et les nouvelles imposent une
prise de sang régulière, non indiquée sur l'ordonnance. Il va
falloir téléphoner rapidement pour corriger cette lacune.
La douleur revient vers minuit,
brutale. Je dormais, peut-être ne l'ai-je pas sentie progresser ? Le
traitement met longtemps à faire effet, mais ça met toujours trop
longtemps dans ces cas. Le sommeil de l'opéré de fraîche date
n'est pas très reposant, avec des réveils nombreux, ce serait-ce
que pour bouger cette jambe lourde. Il y faut de la réflexion et
l'aide de sa jumelle, celle qui n'a pas de cicatrice (on va les
reconnaître facilement désormais).
Cette chronique se distend, samedi
passe, puis dimanche. La douleur faiblit, le temps passe, les
médicaments agissent et la patience n'est pas en option. Et
l'aisance avec les béquilles ? Monter les escaliers est moins
inquiétant que les descendre. Là, je fais davantage attention ; il
s'agit d'éviter de partir dans la cascade du grand plongeon en
avant.
J'attendrai lundi soir pour avoir un
aperçu de la cicatrice. Ses quinze à vingt centimètres me sidèrent
: je ne pensais pas que ce serait si long. Il va y en avoir des
points à retirer dans trois semaines, et puis il faut que ce début
d'hématome se résorbe d'ici trois jours ou je vais devoir (re)faire une
visite à l'hôpital.
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