vendredi 22 juillet 2016

Vie de couple (fiction)




Vie de couple

Il se jeta sur le côté. Son pied ne rencontra que le vide. Il plongea dans l’escalier et roula lourdement sur les marches.
Groggy. Il était groggy. Ce coup ci, il l’avait échappé belle. Une douleur sourdait vers les reins. Il eut de la difficulté à se tourner sur le dos. Sur le palier là-haut, un poids se balançait toujours comme un énorme balancier. Il se souvint qu’ils avaient regardé une émission à la télé, la semaine dernière, une émission où il était question de la guerre du Vietnam et des pièges qu’affrontaient les soldats américains. On y décrivait parfaitement celui-ci : un poids hérissé de piques guettait l’intrus. Ouvrir la porte déclenchait la chute de la charge suspendue au bout d’une corde. Elle avait bien compris.
Il soupira lourdement, bougea les jambes l'une après l'autre. Chaque bras était bien libre, ainsi que le cou, la tête. Restait cette douleur dans le bas du dos.
Les tentatives devenaient plus fréquentes ces derniers temps. La semaine dernière, elle avait empoisonné sa soupe. Il ne pensait pourtant pas avoir laissé un seul produit dangereux à la maison mais elle avait dû se procurer de la mort aux rats chez les voisins. Il ne mangeait jamais avant elle ; quand il l’avait vue repousser son assiette en prétextant une violente migraine, il avait préféré se lever de table.
Cette tension perpétuelle. Toujours faire attention à tout. Un jour, c’est le frein de la voiture qui lâche tandis qu’il ouvre la porte du garage. Le mois d'avant, elle avait laissé ouverte la trappe du couloir lors d’une panne d’électricité qu’elle avait simulée en coupant le compteur. Il s’était rendu compte de la tromperie en voyant de la lumière dans le village.
Heureusement, elle n’était pas trop maligne dans ses tentatives ! Il les avait déjouées assez aisément jusqu’à présent.
Problèmes psychologiques, haine conjugale… Ils s’étaient mariés il y a… ho ! très longtemps. Ils étaient minces et beaux, avaient l’avenir devant eux et s’en fichaient, préféraient vivre le temps présent.
Il se cala les reins contre la rambarde, souffla quand il parvint à trouver une position plus confortable. Ça ne semblait pas trop grave.
Leur voyage de noces avait suivi l’énorme banquet campagnard. Ils étaient heureux chez eux, il le furent encore à Venise. Ils partirent amants, revinrent époux et le travail fit le reste. En deux ans sans enfant, ils prirent l’habitude de vivre sous le même toit que l’autre. Il revint à ses manies de vieux garçon et regagna de haute lutte sa place au bistro.
Il se mit péniblement à quatre pattes pour remonter l’escalier. Il avait le dos chaud et engourdi. La douleur ne venait que s’il bougeait trop.
Elle voyagea encore quelque temps. La ferme gagnait assez bien pour qu’elle puisse se payer l’Espagne, le Maroc, jusqu’aux États-Unis. Il assurait, sans barguigner. Après tout, c’est elle qui avait apporté la ferme en dot. Lui avait quelques bois, des prés et deux bras solides. Chaque partie y trouvait son compte.
Puis elle n'est plus partie, elle restait à la maison, se renfrognait. Il a toujours pensé qu’elle avait eu un grand chagrin d’amour. Il s’en fichait. Mais c’était peut-être aussi parce qu’il avait vendu une parcelle durant sa dernière absence. Elle surveillait son bien.
Ils faisaient chambre à part. Il dormait au rez-de-chaussée, à côté de la cuisine. Sa première tentative fut une fuite de gaz. Maladroite déjà. Non seulement il y avait peu de chances qu’il soit gravement intoxiqué depuis la pièce voisine, mais il aurait pu faire sauter la maison en allumant une cigarette.
Il fut sur ses gardes. Elle devint dépressive.
Il atteignait le palier, se redressait doucement en s’aidant d’une petite tablette de bois brun qui supportait leur photo de noces ; il ne grimaçait pas trop. Il resta un moment appuyé à la cloison, ressentit le besoin d’une cigarette.
Ils ne s’étaient pas parlés depuis presque un an. Il passait peu de temps à la maison, préférait s’abrutir de travail dans la journée, se finir au café le soir. Il aimait les copains, la fumée et les plaisanteries un peu trop grosses.
Tout le monde la savait “ dérangée ”. Et chacun de l’admirer de la supporter, ou bien de le plaindre d’endurer une telle épreuve pour pouvoir garder l’exploitation. Pas un, en tout cas, n’avait le moindre doute quant à l’état mental de sa femme.
D’autant plus qu’il leur avait raconté ses naïves tentatives d’assassinat ; certains avaient été, bien malgré lui pourtant, des témoins compatissants. Il lui avait inventé dernièrement des tendances suicidaires.
Quelqu’un l’avait sans doute découverte, à cette heure. On saurait qu’elle s’était pendue hier soir au pont sur la Dore. Un rude travail, réussi du premier coup ! On l’avertirait bientôt.
Il pénétra dans la pièce en se frottant les reins. Restait-il d’autres pièges ?

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