Vie de couple
Il se jeta sur le côté. Son pied ne
rencontra que le vide. Il plongea dans l’escalier et roula lourdement sur les
marches.
Groggy. Il était groggy. Ce coup ci, il l’avait
échappé belle. Une douleur sourdait vers les reins. Il eut de la
difficulté à se tourner sur le dos. Sur le palier là-haut, un poids se
balançait toujours comme un énorme balancier. Il se souvint qu’ils avaient
regardé une émission à la télé, la semaine dernière, une émission où il était question de la
guerre du Vietnam et des pièges qu’affrontaient les soldats américains. On y
décrivait parfaitement celui-ci : un poids hérissé de piques guettait
l’intrus. Ouvrir la porte déclenchait la chute de la charge suspendue au bout
d’une corde. Elle avait bien compris.
Il soupira lourdement, bougea les
jambes l'une après l'autre. Chaque bras était bien
libre, ainsi que le cou, la tête. Restait cette douleur dans le bas du dos.
Les tentatives devenaient plus
fréquentes ces derniers temps. La semaine dernière, elle avait empoisonné sa
soupe. Il ne pensait pourtant pas avoir laissé un seul produit dangereux à la
maison mais elle avait dû se procurer de la mort aux rats chez les voisins. Il
ne mangeait jamais avant elle ; quand il l’avait vue repousser
son assiette en prétextant une violente migraine, il avait préféré se lever de
table.
Cette tension perpétuelle. Toujours
faire attention à tout. Un jour, c’est le frein de la voiture qui lâche tandis
qu’il ouvre la porte du garage. Le mois d'avant, elle avait laissé ouverte la
trappe du couloir lors d’une panne d’électricité qu’elle avait simulée en
coupant le compteur. Il s’était rendu compte de la tromperie en voyant de la
lumière dans le village.
Heureusement, elle n’était pas trop
maligne dans ses tentatives ! Il les avait déjouées assez aisément jusqu’à
présent.
Problèmes psychologiques, haine
conjugale… Ils s’étaient mariés il y a… ho ! très longtemps. Ils étaient
minces et beaux, avaient l’avenir devant eux et s’en fichaient, préféraient
vivre le temps présent.
Il se cala les reins contre la
rambarde, souffla quand il parvint à trouver une position plus confortable. Ça
ne semblait pas trop grave.
Leur voyage de noces avait suivi
l’énorme banquet campagnard. Ils étaient heureux chez eux, il le furent encore
à Venise. Ils partirent amants, revinrent époux et le travail fit le reste. En
deux ans sans enfant, ils prirent l’habitude de vivre sous le même toit que
l’autre. Il revint à ses manies de vieux garçon et regagna de haute lutte sa
place au bistro.
Il se mit péniblement à quatre
pattes pour remonter l’escalier. Il avait le dos chaud et engourdi. La douleur
ne venait que s’il bougeait trop.
Elle voyagea encore quelque temps.
La ferme gagnait assez bien pour qu’elle puisse se payer l’Espagne, le Maroc,
jusqu’aux États-Unis. Il assurait, sans barguigner. Après
tout, c’est elle qui avait apporté la ferme en dot. Lui avait quelques bois,
des prés et deux bras solides. Chaque partie y trouvait son compte.
Puis elle n'est plus partie, elle restait à la
maison, se renfrognait. Il a toujours pensé qu’elle avait eu un grand
chagrin d’amour. Il s’en fichait. Mais c’était peut-être aussi parce qu’il avait
vendu une parcelle durant sa dernière absence. Elle surveillait son
bien.
Ils faisaient chambre à part. Il
dormait au rez-de-chaussée, à côté de la cuisine. Sa première tentative fut une
fuite de gaz. Maladroite déjà. Non seulement il y avait peu de chances qu’il
soit gravement intoxiqué depuis la pièce voisine, mais il aurait pu faire
sauter la maison en allumant une cigarette.
Il fut sur ses gardes. Elle devint
dépressive.
Il atteignait le palier, se
redressait doucement en s’aidant d’une petite tablette de bois brun qui
supportait leur photo de noces ; il ne grimaçait pas trop. Il resta un
moment appuyé à la cloison, ressentit le besoin d’une cigarette.
Ils ne s’étaient pas parlés depuis
presque un an. Il passait peu de temps à la maison, préférait s’abrutir de
travail dans la journée, se finir au café le soir. Il aimait les copains, la
fumée et les plaisanteries un peu trop grosses.
Tout le monde la savait
“ dérangée ”. Et chacun de l’admirer de la supporter, ou bien de le
plaindre d’endurer une telle épreuve pour pouvoir garder l’exploitation. Pas
un, en tout cas, n’avait le moindre doute quant à l’état mental de sa femme.
D’autant plus qu’il leur avait
raconté ses naïves tentatives d’assassinat ; certains avaient été, bien
malgré lui pourtant, des témoins compatissants. Il lui avait inventé
dernièrement des tendances suicidaires.
Quelqu’un l’avait sans doute découverte,
à cette heure. On saurait qu’elle s’était pendue hier soir au pont sur la Dore.
Un rude travail, réussi du premier coup ! On l’avertirait bientôt.
Il pénétra dans la pièce en se
frottant les reins. Restait-il d’autres pièges ?
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