samedi 25 avril 2020

Covfiction


Monsieur le Président,

j'ai longtemps hésité à vous écrire : vous êtes sans doute submergé par le travail à cause de la pandémie actuelle de Covid 19. Et puis, j'ai fini par me persuader de l'utilité de ma démarche.

Autant vous l'avouer tout de suite : j'attends de vous que vous me rendiez un service. Pas seulement à moi, mais à toute une communauté à laquelle j'appartiens.  L'emploi du terme "communauté" reflète une situation beaucoup plus diverse que le sens qu'on prête d'habitude à ce mot mais je n'en ai pas trouvé qui convienne mieux. Nous sommes nombreux, vulnérables, souvent sincères et toujours invisibles.

Mais il faut que je me présente. J'ai plus de deux fois votre âge, j'ai vécu cet état de guerre que vous citiez un jour, mais la mienne se jouait en vrai, contre un ennemi et un système politique détesté. J'ai aussi vécu d'autres guerres dans lesquelles c'était moi qui étais détesté quand j'allais imposer les couleurs de la France dans des jungles hostiles. Mais ce n'est pas le sujet de cette lettre. J'y reviens.

J'aurais peut-être pu avoir cent ans dans quelques années ; la tête va à peu près bien, merci. C'est du moins ce que m'assurent les personnes qui s'occupent de moi dans cet Ehpad. Je suis là parce que je ne suis plus autonome. Pour être franc, il m'arrive de ne plus me contrôler et de salir mes linges. J'ai parfois de la peine à me lever les matins même si je marche seul durant la journée. Je ne saurais faire ma cuisine, ma lessive, mon ménage. J'ai toujours vécu indépendant et je suis maintenant materné du matin au soir. Certaines soignantes s'y prennent bien et j'ai plaisir à les voir quand elles me rendent visite. D'autres crient quand elles s'adressent aux vieux comme à des débiles légers, n'imaginent pas les souffrances de notre dignité et me rendent la vie encore plus difficile. Mais ce n'est pas le sujet. Je vais préciser mes propos.

Toutes ces soignantes (il n'y a que des femmes, le directeur est un homme (jeune comme vous l'êtes - et on le voit peu), toutes ces soignantes prennent très au sérieux la pandémie actuelle. Elles se protègent (depuis qu'elles ont le matériel ad hoc) et nous protègent du mieux qu'elles le peuvent, prennent des précautions inouïes pour nous éviter d'attraper cette saloperie de virus. Il y en a que je ne pouvais pas supporter et que je vois désormais d'un œil nouveau, quand je remarque combien elles sont attentives et attentionnées. C'était sans doute qu'elles ne savaient pas "faire" quand il s'agissait de relations. Remarquez : elles ne savent pas mieux faire maintenant, crient toujours pour me jeter ces formules infantiles qui me font horreur. Mais je sais qu'elles prennent soin de ma santé.

Vous aussi, vous prenez soin de ma santé. De la notre. Nous sommes une population que vous préservez en la confinant dans le confinement général. Et ça dure, et ça dure... Depuis des semaines, je vis cloîtré dans ma chambre et ce n'est pas gai. Le jardin ? Hors de question. Les visites ? Interdites, hors celles du personnel. L'intimité ? N'en parlons pas. Depuis combien de temps n'ai-je pas pris la moindre décision, ne serait-ce que décider d'aller faire un tour, de pisser au rez-de-chaussée plutôt qu'à l'étage, de me laver le soir plutôt que le matin, et justement de faire une grasse matinée.

J'en ai assez, et le fameux "droit de visite" que vous nous promettez comme on pourrait le promettre à des prisonniers, ce "droit de visite" ne m'amuse plus. A mon âge, il est des décisions qui devraient m'appartenir comme celle de risquer un peu plus ma santé pour préserver un peu de liberté. Pour être franc, je vous trouve bien arrogant. Comme beaucoup d'entre nous, vous avez eu la vue un peu basse et le raisonnement trop comptable. Vos réactions  autoritaires, je les se supportais dans l'urgence, elles m'insupportent aujourd'hui quand il s'agit de préparer demain. 

Avez-vous compris ma demande ? Pensez à moi, pensez à nous qui faisons partie des citoyens fragiles. Une société n'est riche que des conditions d'existence qu'elle permet à tous et à chacun, sans oublier quiconque. Quelle misère de devoir encore une fois répéter cette banalité !

Je m'en vais et vous laisse à vos occupations.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire